Mémoires sur la déportation de Marcelle Molins, captive avec Marie Hocquet

DU 25 AVRIL 1944 AU 21 MAI 1945

 
Juin 1989

Ma chère Ghislaine,
 
Tu viens de me demander d'écrire mes mémoires sur notre déportation, pour que vous, la famille de mon amie Marie, vous puissiez connaître ce que fut "sa capti­vité qui fut la nôtre".
 
Je dis "mon amie" car je suis la seule de notre groupe à l'avoir suivie pendant toutes nos pérégrinations, car, en plus de tous nos malheurs, Marie et moi fûmes envoyées en komando. Cela renforça notre amitié, car nous y étions bien malheu­reuses (voir plus loin).
 
Je vais vous parler au nom de Juliette, Mercédès, Liliane et aussi d'Henriette, d'Orléans (avec qui nous avons perdu le contact), mais pour cela, je vais commen­cer en parlant de nous, Juliette, et moi, Marcelle.

25 Avril 1944
 
Donc, ma sœur et moi-même fûmes arrêtée au soir du 27 Avril 1944 par la Gestapo qui vint nous arrêter dans notre magasin, à Ille. Nous étions un maillon d'une chaîne qui traversait toute la France jusqu'à la frontière espagnole. On aidait pour cela les militaires anglais, américains et français qui partaient rejoindre de Gaulle.
 
Les Allemands en cueillirent deux à la frontière (un Anglais et un Américain) dont l'avion avait été abattu en zone libre et qui avaient été récupérés par un réseau d'évasion dont la filière passait par Ille. Des amis les avaient cachés dans une baraque au milieu des vignes. Nous leur avions procuré des médicaments (plaies et brûlures). Mais surtout deux vélos, le nôtre et celui d'un ami.
 
Du coup, les Allemands arrêtèrent 14 personnes, dont nous-mêmes, Mercedès et son mari (d'Arles sur Tech).

Le Boulou
 
Les locaux de la Gestapo du Boulou étant surchargés, ils commirent la faute de nous laisser ensemble Juliette et moi pendant les nuits. Nous en profitâmes pour nous mettre d'accord sur ce que nous pouvions dire. Aussi, les arrestations s'arrêtèrent à nous. Avant d'être arrêtée, nous avions pu passer les consignes de sécurité : "qu'aucun de nos amis ne reste à Ille, et surtout ne couche pas chez lui". Cela, grâce à Lucette Pla (pendant la guerre, elle fut le noyau le plus important de la résistance dans notre coin). Ces mesures de sécurité étaient vrai­ ment nécessaires car nous ignorions le "degré de notre résistance corporelle".
La Citadelle
Nous jouâmes à fond l’ignorance totale de la résistance, mais cela fut dur. Prisonnières à la Citadelle de Perpignan, Juliette fut mise au secret en cellule. La Gestapo ne fut pas tendre avec nous. Dans la camionnette qui nous ramenait de l'interrogatoire, Juliette put lever "un quart de seconde" sa jupe. Elle avait reçu tant de coups de schlague, que je crus voir un morceau de viande saignante. De plus, elle recevait un seau d'eau quand elle s'évanouissait
 
En ce qui me concerne, je fus giflée, mais giflée par deux malabars de 90 kgs qui se relayaient pour se désaltérer. Le quart de mes cheveux restèrent sur le sol, mes peignes en miettes. Un résistant (qui devint notre ami après-guerre) et qu'on introduisait dans cette pièce de torture, eut un avant-goût de ce qui l'attendait, rien qu'en voyant mon visage tuméfié et mon oreille décollée.
 
Nous aurions dû être arrêtées un an plus tôt en même temps que les 5 ou 6 membres du réseau SABOT (Jeanne d'Arc) à cause d'un camp de jeunes, soi-disant de travail­ leurs, organisé à Velmanya (village brûlé par la suite par les Allemands auxquels ils avaient été vendus). Nous leur fournissions du tabac avec des tickets de fausses cartes.
 
16 Mai 1944
 
Donc, le 16 Mai, nous quittâmes la Citadelle en compagnie de Mercédès (maillon de notre chaîne) et d'Yvonne dont je parlerai plus loin. Nous étions si vilaines à regarder, et surtout voulant crâner devant les Allemands, que nous lui demandâmes de nous prêter son rouge à lèvres. Egoïstement, elle refusa !!!

Romainville le 17 Mai 1944
 

Nous arrivons à Romainville. Je commençais à me remettre des sévices subis pendant mon interrogatoire, quand je me rendis compte que j'étais incapable de lire un livre qui traînait dans notre chambrée. Je reçus là un rude choc, mais, les mois passant, tout rentra dans l'ordre et aucune séquelle ne m'en est restée.
 
Peu de jours après notre arrivée, un autre groupe arriva du Poitou. C'étaient sur­tout des fermières arrêtées en même temps que leurs maris. Quelle tristesse !! Une grand-mère et une autre un peu plus jeune resteront à Rawensbruck et y moururent. Une d'elles, plus jeune, nous fit pitié à voir car elle souffrait terriblement d'être arrêtée avec son mari, mais surtout de, penser aux deux adolescents, Norbert et Ghislaine, qu'elle avait laissés à la maison. Quel serait leur sort ?
 
Tout le temps de notre long calvaire nous eûmes des parts inégales car Marie n'eut jamais aucune nouvelle des siens, alors que Juliette et moi nous eûmes (sur le tard) des nouvelles de notre mère par l'intermédiaire d'André, notre frère. Par bonheur, Juliette s'était rappelé la "fausse adresse" civile, celle du patron d'André. Pour nous, cela fut un bienfait, mais aussi pour nos amies (j'en parlerai plus loin, à propos de Leipzig).
 
Tant que nous étions en France, la "loi du silence" s'imposait car souvent, les Allemands glissaient un "mouton" parmi les prisonnières. Aussi, étions-nous toutes très réservées sur nos activités respectives.
 
A Romainville, la vie était faite d'attente. Quelques petits groupes arrivèrent, mais ce fut l'arrivée d'un fort contingent, des communistes de la prison de Rennes qu'on vidait, qui déclencha l'ordre de départ vers l'Allemagne : c'était le convoi des 200.

Le 25 Mai 1944
 
Le 25 Mai, nous fumes dirigées sur la gare de l'Est, perdant d'un coup le peu d'espoir qui restait encore au fond de nous.
 
A la gare de l'Est, la Croix Rouge était là et ces femmes bénévoles (comme les hommes aussi) méritent un sérieux coup de chapeau car nombreuses furent celles qui rejoignirent les déportés en Allemagne. En plus de notre fameux "colis de la Croix Rouge" que nous ne pûmes d'ailleurs pas manger, car les Allemands nous les "volèrent" à Sarrebruck, elles nous donnèrent des bouts de papier et de crayons pour que nous puissions écrire à nos familles. Elles purent emporter quelques bil­lets. Pour nous, servies en dernier, nous ne pûmes que jeter nos papiers par la lunette des WC du train. Les cheminots résistants (en très grande majorité) les
 
cherchaient entre les rails, et envoyaient ces "bouts de papier" à leurs destina­taires. Grâces leur en soient rendues, car notre mère les reçut, ainsi que ma tante à Paris.
 
Donc, nous étions "bien installées", pas en surnombre dans nos compartiments "voyageurs", quand, à hauteur de Chateau Thierry, une escadrille anglaise nous survola et nous mitrailla copieusement, détruisant la machine. Cela parce que nous voyagions dans un train bondé de soldats allemands permissionnaires, mais ce sont les wagons des prisonnières, attachés à la machine, qui eurent le plus de morts. La mort est alors passée tout près de moi, car la jeune femme qui me faisait dos dans le compartiment voisin a bel et bien été tuée ! Et Régine Allo, grande amie de Marie, qui nous avait rejointes en cours de route, avait aussi frôlé la mort, puisque la femme qui avait pris sa place y trouva la mort.
 
A cette halte forcée, nous eûmes, Juliette et moi, la surprise de voir, parmi les hommes déportés, un jeune Luxembourgeois fuyant son pays, et qui, de passage à Ille pour quelques jours, était devenu notre client. C'est lui qui, à Neue Bren, put nous faire parvenir la nouvelle du Débarquement. Au retour, il nous fit savoir qu'il s'en était bien tiré lui aussi.

Sarrebruck le 26 Mai 1944
 
Donc, notre train nous amena jusqu'à Sarrebruck. Nous y arrivâmes le 26 Mai 44 pour y être conduites aussitôt au camp de transit, qui pour nous était celui de Neue Bren, camp de sinistre mémoire pour tous ceux qui y ont transité ou vécu.
 
Triste arrivée dans ce camp du malheur. Nous descendons des camions cellulaires et on nous met en rangs sur une grande place (2500 femmes bien alignées), juste devant le camp de représailles des prisonniers évadés dont nous étions séparées par des barbelés.
 
Ainsi, nous étions aux premières places pour le spectacle que les SS nous offraient ! Oui, nous assistâmes à un spectacle insoutenable, inoubliable !
 
Surtout inoubliable pour les malheureux jeunes, condamnés à ramper, à sauter, sautiller, tomber à terre, etc.. Je ne sais plus quel mot trouver, comme des larves humaines, maigres à f ire peur, et cela au coup de sifflet et sous la schlague.
 
C'était hallucinant, et on nous laissa là, debout, en rangs, sans bouger pendant des heures et de heures (onze), "pour que nous puissions bien assimiler la leçon". Nous avions compris !
 
Logées, entassées plutôt, dans une salle moyenne aux châlits douteux, pleins de vermine et en nombre insuffisant.
 
On nous apporta dès le lendemain des costumes militaires (allemands, des tués ?) à découdre avec de vieux couteaux rouillés. Lise Ricol, qui était "responsable" moralement des "Filles de Rennes" prit l'initiative de refuser de travailler (avec
l'accord de nous toutes), car nous pensions encore être de prisonnières politiques et non pas de droit commun.
 
La riposte ne se fit pas attendre. Le chef du Camp, lui-même en uniforme SS, vint nous faire un discours, en allemand, se terminant par ces mots : "Nix arbeit. Nix essen"
 
Nous avions compris (encore). Mais il y eut tout de même un résultat, car on ne nous apporta plus, en moyenne, qu'un costume par jour pour chacune.
 
Mais quand nous allions aux toilettes pour nos ablutions, c'est en français qu'on nous disait et répétait souvent : "La figure et les mains seulement".
Durant notre captivité, cela devint un exutoire (cela nous amusait toujours) mais surtout un stimulant, car l'eau était bien froide dans les geôles allemandes. Et combien de fois, même à Leipzig, entendions-nous cette phrase surtout répétée par leurs aînées aux très jeunes communistes négligentes.
 
Nous étions pour la plupart assez jeunes et nous avions donc besoin de serviettes hygiéniques ; à Sarrebruck nous en recevions tous les jours, mais quand Marie en demanda à son tour, elle s'entendit dire : "Non pas pour vous !" (Marie avait des cheveux blancs), mais déjà notre petit groupe (Juliette, Mercédès, Marie et moi-même) était bien soudé, puisque, catastrophées nous-mêmes, sans nous consulter, nous avions demandé une serviette pour elle.
 
L'amitié, qui jamais ne nous fit défaut, commençait à se tisser, et, croyez le bien, en cet enfer qui fut le nôtre, nous en avions grand besoin!
 
Ce que nous apprîmes par la suite, par la jeune Alsacienne qui nous servait, c'est que bientôt nous n'aurions plus besoin de serviettes. Tous les jours, notre "café" du mati était drogué. A notre départ de Sarrebruck, en effet, nous n'en avions plus besoin. La remise en route de règles fut difficile, et en outre, nous sommes nombreuses à avoir été opérées de fibromes dans les premières années du retour. Mais le pire, c'est que de nombreux enfants conçus dès le retour sont nés anor­ maux. Le fils aîné de Liliane a été reconnu handicapé de guerre et admis dans une maison spécialisée. Ses deux autres enfants sont très bien.
 
La soupe.

De Romainville, je ne me rappelle pas notre soupe, mais celle de Sarrebruck, oui, car elle était faite d'orties, de radis et similaires ramassés à la pelle, car on y trouvait aussi bien des saletés. C'était dur à avaler.
 
Celle de Ravensbrück était faite de quelques légumes et rutabagas déshydratés, simplement cuits à l'eau. Aussi, à notre arrivée à Leipzig, la soupe nous parut délicieuse, elle était faite de miettes de viande et de légumes. Malheureusement, cela ne dura que deux ou trois mois, car la fin de la guerre était dure pour le ravitaillement.
 
La ration journalière de nourriture était d'un morceau de pain (celui de Leipzig était un tout petit peu plus gros car nous étions des travailleuses), plus une minuscule barre de margarine (la grosseur d'un petit doigt), une fine tranche de saucisson (phosphorescent, donc à base d'os), et, parfois, une petite cuillerée de confiture (synthétique). Cela, jusqu'à fin 44, car ensuite la soupe ne fut faite qu'avec des betteraves à cochons, et tout le reste diminua aussi. Mais le directeur d l'usine, qui voulait des femmes pour travailler réussit à ce que notre ration de pain ne soit pas trop touchée.
 
En ce début d'année 45, les waters de Leipzig qui étaient convenables (pour nous bien entendu) devinrent affreux. Nombre de femmes ne pouvaient y arriver à temps car nous étions toutes atteintes de diarrhées (même de dysenteries), un vrai cloaque.

Les rations de nourriture nous étaient données en une seule distribution et beaucoup de femmes mangeaient tout, tout de suite ; (que de souffrances qui s'ajoutaient les unes aux autres !)

Sarrebruck 13 Juin 44

 Sarrebruck n'était qu'une étape de notre long voyage, et le 13 Juin on nous ramena à la gare, mais cette fois nous n'avions que des wagons à bestiaux pour voyager. Nous étions entassées et juste une tinette dans un coin (pas facile d'accès) ! Ce fut atroce, et cela dura jusqu'au 15 Juin.

Ravensbrück 15 Juin 44

Nous arrivàmes donc ce jour là à Ravensbrück en fin d'après-midi. On nous parqua plus tard dans une salle de douches collectives. Celles qui, comme nous-mêmes, n'ignoraient pas l'existence des chambres à gaz, passàmes une nuit atroce.
 
Nous deux, Juliette et moi, faisions un bloc soudé avec Marie et Mercédès. Mais les idées noires qui nous passaient par la tête, chacune les gardait pour elle. Le soir de notre arrivée à Ravensbrück, nous vîmes défiler dans l'allée, des prison­nières qui rentraient de corvée. Dieu qu'elles étaient maigres, mal vêtues, nous étions bien en camp de concentration !
 
Nous avions bien été douchées, mais à l'eau tantôt bouillante, tantôt trop froide. On nous prit tout ce que nous possédions (surtout les bijoux), et on ne rendit même pas les lunettes à plusieurs d'entre nous. Mais pour l'habillement, ils ne furent pas larges : on nous donna un chemisier, une culotte et une robe (une véri­table défroque, quelques-unes rayées, les fameuses rayées) jamais à notre taille, et surtout, on nous donna un numéro.
 
Nous n'étions plus qu'un NUMERO, 42109 pour Juliette, 42110, pour moi, avec un triangle rouge et un F.
 
Nous venions de perdre toute notre identité.
 
Dans cette salle de douches, nous étions entassées au fur et à mesure de notre "toilettage". Une amie de Marie, venant de son Poitou natal, nous arriva complète­ment rasée, plus un poil sur elle. Elle était au fond de la salle, debout, seule, (tellement en vue), que je comprends aujourd'hui seulement qu'elle avait été choisie comme exemple par les Allemands qui l'avaient mise bien en vue.
 
Nous étions atterrés, Marie n'osait pas la regarder, sans voix, mais j'entends toujours la voix de Lise Ricol dire à "ses jeunes" : Comme elle est belle on dirait une statue !
 
Magie des mots au moment opportun ! Ceux qui empêchent de sombrer dans le déses­poir !
 
Lise se sentait responsable de ses jeunes, et je vous assure qu'elle savait s'y prendre pour maintenir leur moral.
 
Pour nous, qui les avions toujours côtoyées, "nous avons bénéficié des effets heu­reux de la parfaite entente de ce groupe" et notre calvaire en a été amoindri ! A Ravensbrück, nous étions en quarantaine, donc défense de sortir de notre bloc. Mais nous pûmes aller voir dans son bloc Geneviève de Gaulle, à moitié aveugle et dans un triste état. Son père, Xavier de Gaulle, avait été percepteur (camouflé) à Ille, aussi nous connaissait-elle. Nous lui racontâmes comment son père, sous un faux nom, une fausse carte de tabac et une fausse carte d'identité, avait atterri en Suisse. Inconnu, un ami suisse à nous, aida à son identification : Nous l'avions alerté pour recevoir une "canne à pêche" !
 
Pour les Allemands, Geneviève était précieuse car elle leur servait d'otage. Elle put faire savoir à son père que nous étions avec elle à Ravensbrück en juillet, et Monsieur de Gaulle l'écrivit à ma mère qui ignorait notre destination. Elle nous savait donc vivante, et André, notre frère, put lui donner par la suite des nouvelles plus précises, car nous avions pu, en arrivant à Leipzig, lui écrire, Juliette s'étant souvenu de l'adresse civile (celle de son patron). Un STO tra­ vaillant à l'usine avait bien voulu poster la lettre qu'elle lui avait écrite.
 
Ravensbrück ne nous a laissé que de tristes souvenirs : appels trop longs au petit jour dans le froid glacial de ce pays de malheur (même en juillet), longues colonnes de femmes entièrement nues pour montrer finalement ses dents, son sexe, ou autre fantaisie. Cela, nous l'avons vécu en essayant toujours de se grouper, nous les amies de Marie, et de faire bloc.
 
Avec elle, je restais assez souvent assise à la table qui nous était allouée à Ravensbrück, mais nous y étions en compagnie de sept femmes, patronne et filles d'une maison close (qui cachaient des résistants), et d'Yvonne, que nous traînions derrière nous depuis Perpignan, qui se plaisait en compagnie des filles et qui nous accompagna à Schliben. Aussi étions nous plus souvent dans les couloirs avec de jeunes Polonaises dont une, très gentille, Hélène parlant un français impeccable, devint notre amie à Leipzig.
 
Juliette et Mercédès passaient souvent leur temps dans les couloirs, faisant sur­ tout connaissance avec de Belges (dont Liliane). Bien sûr, nous parlions toutes de notre passé, mais il ne fallait pas parler du présent. Marie faisait des vers, et il nous reste d'elle son admirable poème sur Leipzig, que je ne peux plus lire sans pleurer.

20 Juillet 44

Mais un soir, rassemblement, et notre convoi de Françaises (200) fut amené dans une petite salle inconnue. Nous étions debout, entassées, serrées les unes contre les autres, sachant que nous y passerions la nuit. Cela faisait beaucoup de cris et de plaintes ! Quand une prisonnière demanda la parole et le silence : elle nous expliqua posément son idée. Nous nous mîmes bien sagement en rangs, côte à côte, bien alignées, les mains posées sur les épaules de celle qui nous précédait, et quand nous fûmes bien rangées, elle nous demanda de nous asseoir de manière à nous "enchevêtrer", et nous nous allongeâmes la tête sur le ventre de celle de der­rière, mais ayant nous aussi la tête de celle qui était devant nous posée sur notre ventre. Cette position, pendant une nuit entière, est vraiment inconfor­table, mais je peux dire que la paix régna, nous pûmes nous reposer et beaucoup dormirent un peu. Le bloc des Françaises qui devint célèbre à Leipzig pour beau­coup de raisons, commençait à se forger.

Leipzig 21 Juillet 44

Nous y arrivâmes par un voyage inconfortable, mais plus court que le précédent. Nous arrivions 5000 dans un komando récent. Nous eûmes la bonne surprise d'être hébergées dans une énorme bâtisse construite pour abriter des travailleuses. Mais nous étions des prisonnières, aussi ce camp était-il entouré de barbelés très hauts et de quelques miradors où des sentinelles armées veillaient sur nous ! Donc, par chance, "un certain confort". Nous fûmes un peu chauffées par notre usine, fort heureusement, car le thermomètre devait être souvent autour de moins vingt degrés. L'hiver fut rude cette année-là.
 
Nous avions des lavabos collectifs sans aucune contrainte, une grande salle de réfectoire servant à nous rassembler pour le départ à l'usine, et de grandes pièces aérées avec les fameux châlits (3 couchettes) où nous couchions seules mais avec seulement une couverture.
 
Dans notre caserne, nous pouvions aller et venir librement et à toute heure. Cela n'empêche "qu'un certain jour" je traversais seule, tranquillement, cette salle de réfectoire, un peu dans la lune, quand je reçois sur le crâne un coup de règle bien assenée (la schlague), et cela dans mon dos. C'était l'officierine SS en chef qui montrait ainsi son pouvoir car "je ne m'écartais pas assez vite et je la gênais, alors que je marchais devant elle, donc je l'ignorais (dans une salle immense, n'est-ce pas du sadisme ?).
 
Pour le travail, notre groupe fut défait. Juliette travaillait à la vérification des obus, Mercédès à tremper des obus dans l'acide (ce fut elle la plus malheu­reuse), Marie et moi dans la même usine qui fabriquait des petites pièces pour l'armement, mais nous nous réunissions toutes les deux, aux heures du trajet, et lors de la courte pause pour manger notre demi-ration. Cette pause était d'une
demi-heure, je crois. Cela nous permettait de bavarder un peu entre amies, et, à la période de Noël, nous en profitions, nous deux, en cachette, pour préparer les cadeaux qu'on réservait aux amies. Il faut dire que nous avions la chance que des prisonniers français (qui travaillaient parfois au bloc) devinrent amis avec des amies à nous, et de ce fait, elles eurent la chance énorme de recevoir fils et
aiguilles, entre autres, (plus d'autres articles qui servirent à préparer la fête de Noël).
 
Donc je préparais un tout petit mouchoir pour Juliette, fait d'un bout de chiffon. L'officierine qui nous gardait s'intéressa à mon travail et me fit demander ce que je faisais. Je lui fis répondre que c'était mon cadeau de Noël à ma sœur qui était à l'infirmerie. Le lendemain, elle me remit en cachette, tissu, aiguilles et fusette. Je fis un beau mouchoir pour Juliette, mais aussi un, très soigné, pour cette femme. Elle le méritait, car si cela s'était su, son sort n'aurait pas été très enviable, et la veille de Noël, en me relevant pendant mon travail, j'eus la bonne surprise de trouver sur ma machine une branche de buis (l'usine en avait été garnie en raison de Noël). Je regarde autour de moi et ne vois que mon officierine dans son va et vient habituel, mais à ma hauteur elle ébaucha un sourire. Moi, je la regardais seulement.
 
Il y avait quand même des Allemands qui se comportaient en êtres humains, et qui ne se conduisaient pas comme notre officierine en chef avec sa schlague.
 
Mon Master (contremaître) ne connaissait pas un mot de français. Par l'intermédiaire de ma collègue polonaise, je lui fis demander un remède pour ma sœur qui crachait le sang. Le lendemain, j'avais un petit flacon. Aussi, pour le remercier (le payer en quelque sorte), je sacrifiais une livre de haricots secs qu'André nous avait mis dans un colis. "Quelle idée d'envoyer des haricots secs à des prisonnières sans feu et sans aucun moyen d'en faire" !
 
Mais "ma machine" avait une partie dont l’échauffement était très fort. Alors, dans une boite de conserve vide, je mis mes haricots recouverts d'eau, et j'eus la bonne surprise, au bout de douze heures, d'avoir des haricots cuits.
 
Je les portais à Juliette qui avait tant besoin de remontants. Tout juste si mon groupe et moi y goutâmes. Nous étions les seules des Françaises à recevoir des colis : trois en tout, un avec des haricots, chocolat, pain d'épices, un deuxième dans lequel j'eus le plaisir de recevoir un foulard pour ma tête pelée (Juliette le lui avait écrit), et un troisième qui fut vraiment le bienvenu, car il conte­nait des lainages et André avait pu se montrer large.
 
La plus chaude des vestes de laine fut pour Juliette (qui portait la tenue rayée des bagnardes, en pur coton ou similaire), Marie eut un pullover chaud en laine. Mercédès en eut autant, et même Henriette eut quelque chose. Quant à moi, je ne pris rien car, gâtée par le sort, j'avais reçu un manteau polonais entièrement ouatiné à mi-corps. La solidarité était toujours latente dans notre énorme bâtisse. Mais hélas tout le monde n'en profitait pas, et cela créait des jalousies.
 
Pendant, quelques jours, j'allais à l'infirmerie des tuberculeuses (infirmerie ? plutôt mouroir !). Les malades n'avaient plus la force de manger et beaucoup mouraient. Donc il y avait du rabiot, et j'en profitais pendant quelques jours. Un jour donc, je sortais de cette infirmerie, quand un groupe de Françaises m'aborda, me demandant pourquoi j'avais la chance d'avoir du rabiot. Je portais ma boite pleine à ras bord avec beaucoup de précautions, et je leur fis remarquer que je n'avais pas goûté à cette soupe qui était destinée à ma sœur malade, qu'elles connaissaient d'ailleurs. Elles me laissèrent passer, mais croyez bien que, même à Leipzig, la faim nous taraudait !
 
L'hiver était rude à Leipzig et il fut plus dur à supporter. Quelques jours avant de recevoir ce fameux colis, le Dimanche 21 Janvier, pour une Russe qui voulait s'évader, tout notre bloc fut condamné à rester debout, dehors, et cela dura
quatre heures. Juliette avait la tenue de bagnarde, c'est à dire une robe et une veste à rayures, pas plus chaude que du coton.
 
Et on vient alors me dire que ma sœur est dans le groupe de prisonnières condam­nées à rester en chemise. Que longue fut cette attente, quatre heures d'un froid sibérien, sous la neige. Mais quel soulagement quant au bout de ces quatre heures je vis arriver ma sœur, frigorifiée mais en forme.
 
Notre vie là-bas, monotone sous beaucoup d'aspects, ne l'était nullement en réalité. Marie et moi, nous subîmes une drôle d'expérience, celle d'être séparée de notre groupe et envoyées à X kilomètres pour travailler dans une autre usine, à Schliben.

SCHLIBEN

Un jour, on nous fit monter, Marie et moi, seules de notre groupe, dans un camion avec quelques dizaines de compagnes. "Où allions nous ? Pourquoi ?"
 
Le trajet fut long (une demi-journée) et on nous débarqua dans un camp. C'était l'heure de la soupe, on nous y envoie et nous attendons notre tour. Nous nous trouvons en face d'un groupe important de Tziganes (celles de Bohème, pas nos gitanes). Démoralisées, nous les regardions, si pitoyables dans leurs oripeaux (qui étaient pires que les nôtres). Au fur et à mesure qu'elles étaient servies de la louche de soupe dans de petites écuelles rouges, elles s'écartaient pour la boire, revenaient poser leur gamelle à coté de nous après y avoir craché abondam­ment et ostensiblement.
 
Marie et moi, étions clouées au sol, ces femmes nous narguaient, nous, aussi malheureuses qu'elles ! Marie, désespérée à pleurer, me disait : "où sommes-nous tombées ?" L'apathie de notre groupe était totale. J'avais Marie contre moi, la figure retournée, et cela me cingla : "Alors, tu veux les revoir tes enfants, ton mari ?", et je prends une gamelle. Toutes les autres suivirent, la mort dans l'âme.
 
Il fallait revenir chez nous !! Mais j'avoue que je ne sais quelle aurait été ma réaction si je n'avais eu Marie avec moi. Je ne sais si ce groupe de Tziganes avait eu des ennuis avec d'autres prisonnières, mais à notre grande surprise, elles nous respectèrent toutes. Je dis toutes, mais j'ajoute : sauf Yvonne.
 
Yvonne que nous traînions avec nous depuis Perpignan. Elle possédait, entre autres choses, un tube de rouge à lèvres. A notre départ de la Citadelle (où nous avions été torturées ma sœur et moi), nous avions une salle figure, aussi nous lui avions demandé" un coup de bâton de rouge" pour faire bonne figure en cas de ren­contre. Elle nous le refusa ! Dans le train pour Paris elle s'absentait plusieurs fois (soldats allemands ?). A Ravensbrück, elle sympathisait beaucoup avec celles de la maison close. Donc nos relations avec elle étaient très limitées. Et dans ce camp, plus misérable qu'aucun autre, elle dût faire quelque saleté vis à vis de ces malheureuses. Une nuit, elle fut prise par elles et mise dans une salle du sous-sol où il n'y avait qu'une caisse en bois contenant une Tzigane morte. Elle trouva la nuit fort longue, nous dit-elle.
 
Nous travaillâmes donc, Marie et moi, à la manutention de caisses. Notre moral était à zéro, coupées de nos amies, et surtout moi, de ma sœur, nous croyions que Schliben serait définitif pour nous !
 
Mais un jour, on nous rassemble pour un nouveau départ. Par une amie, je me fais traduire en allemand : "ma sœur est très malade à Leipzig, je voudrais y revenir" (Schester fil cran Revie Leipzig ich surric Leipzig - écriture libre). Le Commandant demande à notre Blockova si c'est vrai. Comme c'est vrai, je reviendrai à Leipzig. Mais je verrai toujours la figure de Marie, catastrophée, et il y avait de quoi, de se voir séparée de moi. Courageusement, elle se met devant notre SS, lui disant : "Moi aussi je demande à repartir à Leipzig", et ce SS répond NON (en allemand).
Catastrophées toutes les deux, nous montons dans le camion qui nous attendait. Nous eûmes deux arrêts sans que personne ne descende, et nous arrivons enfin à notre camp de Leipzig et nous descendons ensemble. Notre soulagement !!! car la parole d'un SS n'était pas une garantie.

LEIPZIG
 
Donc, nous descendons des camions, et en rangs par cinq comme toujours, nous faisons notre entrée dans le camp, NOTRE CAMP.
 
Devant le bloc des Françaises nos camarades étaient là en très grand nombre, mais je ne vis pas Juliette. Quel malheur m'attendait !! Non, Juliette était bien au premier rang, mais quand elle me vit, effrayée par mon aspect, elle avait couru se réfugier au bloc, "j'étais jaune à faire peur". Nous sortions d'une drôle d'usine d'armement, et nous ne nous étions pas rendues compte de notre transformation. Marie se sentit revivre comme moi, d'être revenue parmi les "nôtres". La vie concentrationnaire reprit, plus facile et plus gaie que celle que nous avions vécu seules, et je peux dire que notre amitié réciproque s'en trouva fortifiée.

NOEL
 
"Nous passerons Noël chez nous !". Mais il fallut déchanter et reprendre jour après jour notre joug. Le bloc des communistes était jeune en grande majorité et plu­ sieurs eurent vingt-cinq ans là-bas. Aussi, ce "jour de fête" fut fêté à leur manière, et nous admirâmes les somptueux chapeaux de nos catherinettes, et un mois après, Noël fut fêté par le groupe des communistes par une pièce de théâtre digne de tous les éloges. Pourtant, les robes, costumes et tous accessoires furent réa­lisés avec les moyens du bord (même les robes de déportées furent utilisées), mais aussi avec l'aide précieuse des prisonniers français du camp voisin (voir le livre de Lise Lesèvre). La soirée fut préparée et jouée par des prisonnières avec un tel amour du bien fait que cela fut une réussi e, tant auprès de nous, les amies, que des étrangères qui, connaissant un peu ou beaucoup notre langue, accoururent nom­breuses aux invitations, mais il n'y eut pas assez de place, même en étant assises par terre.
 
Après la fête de Noël, normalement , on doit fêter le réveillon, et à notre tour, notre petit groupe put le faire dignement (bien sûr, nos cœurs étaient là-bas, en France), mais puisque "la guerre allait bientôt finir", nous préparâmes notre réveillon car nous avions reçu un colis d'André. En cet après-midi de fête, le sous-sol, vide en temps normal, nous avait été prêté pour le théâtre. Pour nous, Marie, Liliane, Henriette et moi, nous pûmes nous réunir dans une "geôle" avec son bat flanc qui nous servit de table.
 
Nous avions préparé un gâteau avec les économies que nous avions faites sur notre pain, "café", margarine et confiture, et, de l'avis général, "nous n'en avions jamais mangé d'aussi bon". Mon frère avait envoyé un colis quelques jours aupara­vant, avec du pain d'épices et des boites de conserve. Pour les sardines à l'huile nous aurions voulu du vinaigre, Liliane nous en obtint un flacon. Nous avions tout installé sur le bat-flanc. Marie, bien assise contre le mur, en face de moi, les autres autour, tout allait bien (car notre règle était de ne pas trop se plaindre, ne pas rabâcher la peine etc...).
 
Quand, oh surprise, le grand chef SS en uniforme "nous rend visite". Instantané­ment nous fûmes debout. Curieux et aimable il posa des questions (anodines) et, voyant la bouteille de vinaigre, outré, il s'écrie : Schnaps ? Nous étions inquiètes tout de même car, de mémoire de déportée, je ne vis jamais de vinaigre ni d'huile, et toutes nous répondîmes : Non, non. Il prit la bouteille, la sentit et repartit.
 
Nous étions sous le choc, ahuries et soulagées à la fois quand Marie, toujours assise sur son bat-flanc, s'écrie d'une toute petite voix, encore effrayée : "et je ne me suis pas levée ". Le fou-rire qui s'est alors déclenché est devenu l'un de nos plus chers souvenirs. Elle "méritait" vingt-cinq coups de bâton.
La vie carcérale reprit, partagé entre le travail du jour et celui de la nuit. Il nous semblait que cette vie n'aurait pas de fin. Voilà qu'un jour de repos, en janvier, je demande à Marie de vérifier ma tête. J'avais l'impression d'avoir des poux. Nous nous installâmes dans un coin que je croyais tranquille. Marie eut à peine le temps de me dire : "oui tu en as", que je me sens harponnée par derrière par une poigne de fer qui me prend par l'épaule et me traine à l'infirmerie. Là, le temps de m'asseoir et de me relever, je n'avais plus un cheveu sur la tête.
 
Il faut passer par ces émotions brutales pour réaliser. Je repars vers ma cham­brée, anéantie, désespérée. Dans le couloir (de cette si grande caserne), je ren­contre une jeune camarade qui me croise et me dit bien gentiment : "on dirait un jeune moine". Magie des mots encore, car elle avait dit "jeune moine'', c'est le mot II jeune" qui avait surtout frappé mon oreille. J'étais jeune, donc l'espoir m'était permis. Je paraissais jeune !!
 
Et Juliette, prévenue par une camarade reçoit la nouvelle en pleine figure, sa sœur est tondue. Elle réagit et s'occupa de me trouver un carré de tissu pour m'empêcher d'avoir froid. Le froid était intense à Leipzig !

LE CONVOI NOIR
 
Les fêtes de Noël s'étaient très bien passées pour nous, mais Juliette et moi avions frôlé la "désespérance", la vraie. Quelques jours avant Noël, on annonce qu'un "convoi noir" va vider l'infirmerie. J'appris cela un soir en revenant du travail, et Juliette se trouvait justement à l'infirmerie, incapable de travail­ler. Je passai la plus grande partie de la nuit à déambuler dans le réfectoire, seule, sans lumière, dans le noir. Je crois avoir passé là la plus mauvaise nuit de ma vie. Au matin, ma décision est prise et je monte voir la doctoresse polo­naise qui dirigeait l'infirmerie. Je lui explique mon cas, elle m'écoute bien gen­timent puis elle me dit : "Je vais envoyer Juliette pour le travail. Il faudra qu'elle accepte de travailler, et dès que le, convoi sera parti, je vous promets de la reprendre. Juliette revint au bloc juste à temps, car si elle avait été mainte­nue sur la liste noire, je serais partie avec elle comme volontaire. Je n'aurais pas osé dire à ma mère que je l'avais laissée partir seule !
 
Le "convoi noir" partit donc à son heure et, plusieurs jours après, les officie­rines allemandes qui avaient convoyé ce train de malheur revinrent à Leipzig. On nous a dit qu'elles pleuraient en racontant leur sinistre voyage. Pendant plu­sieurs jours, sans ravitaillement, sans aide, renvoyées de gare en gare, mitraillées, elles errèrent avant d'arriver à Ravensbrück. Je pensais "nous l'avons échappée belle".
 
Un jour Marie me dit : "à ce qu'il paraît, dans mon bloc il y a une polonaise qui prédit l'avenir. Elle a beaucoup de succès. Veux-tu m'y accompagner ?". Bien sûr, j'y allais. Cette femme, tous ses examens faits, lui dit : "Je vois un homme, votre mari, qui vous tient à cœur, il a beaucoup souffert mais il est vivant. Oui, je le vois vivant". Tout incrédule qu'elle fut, Marie reprit goût à la vie après cette visite. Elle voyait, en elle, son mari vivant ! Bien sûr, cette voyante polo­ naise ne parlait pas un mot de Français et une camarade servait d'interprète. En partant elle me fit un signe discret pour me demander de revenir. Je compris, et quand j'allais la voir elle m'avoua avoir menti à Marie. Elle ne pouvait lui dire qu'elle voyait son mari mort et cela depuis des mois déjà. Mais elle tenait à ce que moi je le sache, pour que Marie, pleine de courage à nouveau, puisse reprendre goût à la vie (celle des lendemains qui chantent, car celle d'alors n'avait aucun attrait).
 
Malgré notre isolement, nous avions des nouvelles par les prisonniers français qui travaillaient épisodiquement à l'usine. Mais rares étaient celles qui les approchaient. Donc nous savions qu'inexorablement les Russes progressaient dans notre direction, venant de l'est. Mais à égale distance (à peu de choses près), les Amé­ricains progressaient sur notre gauche. Nous étions au centre de l'étau qui se refermait autour de nous et nous voyions dans le lointain une vague lueur, c'était Dresde qui brûlait.
 
13 Avril 1945
 
Leipzig était souvent bombardé et l'usine aussi, on sentait un grand relâchement. Ce jour-là, Mercédès, lasse à mourir, s'assit devant son travail et refuse de tra­vailler son master insiste, mais elle refuse toujours, elle ne peut plus rien faire. On la ramène au camp pour la mettre en punition, debout sous un des mira­ dors. Cela vaut cinquante coups de bâton, quand brusquement, on annonce un appel (insolite et pour cause). On nous annonce le départ en colonne, et nous récupérons
Mercédès. Mais Liliane ne sera pas des nôtres, retenue par les Polonaises, nous la retrouverons libre.
 
14 Avril 1945
 
Ce jour-là, en colonne cinq par cinq, encadrées par nos officierines et des sol­dats en armes, nous nous mîmes en route au petit matin, en nous posant bien des questions. "Ou nous emmènent-ils ?" Le soir nous couchâmes sur un terrain vague. Au petit jour, la route à nouveau, et le calvaire continue car, sans vivres, sans eau, sans forces, nous étions obligées d'avancer. Avancer, marcher coûte que coûte, car trop fréquemment nous entendions des coups de feu : toute femme qui tombait était abattue sur place. Cela nous poussait en avant car le drame était aussi dans notre groupe : Juliette, la moins forte de nous, flanchait, à bout de forces, elle se traînait, et je ne dirai jamais assez merci à nos camarades qui se relayaient pour m'aider à la soutenir. Marie, Mercédès, Henriette et bien d'autres se remplaçaient auprès de nous, et, trop souvent nous entendions le bruit du revolver meurtrier, et cela pendant deux jours. Dieu que la route était longue !!! Mais à un moment donné, en fin d'après-midi, on fait courir le bruit (le long de la colonne) que sentinelles et officierines sont en train de se concerter en tête de la colonne. Nous nous posons nous même ces questions, car ils pouvaient nous abandonner à notre triste sort.
 
16 Avril 1945 au soir

 
Notre groupe était tiède, quant à notre droite se présente un chemin qui descen­dait vers une rivière (dont nous allions passer le pont). Un coup d'œil : pas de sentinelle, pas d'officierine en vue, donc la voie est libre. Je décide de le prendre (notre sort était si lamentable) et je demande à celles qui le veulent, de me suivre. Bien entendu, Marie, Mercédès et Henriette suivirent sans hésitation, ainsi qu'une dizaine d'autres. Notre groupe se réfugia dans un petit bosquet pour la nuit qui allait tomber. Ainsi protégées, nous nous endormîmes comme des masses. Le lendemain matin, Je voulus me lever, mais hélas je ne tenais pas debout. Les autres ne valaient pas mieux et nous décidâmes d'attendre pour reprendre des forces. Nous passâmes la journée ainsi, et le soir nous eûmes la surprise de voir arriver deux Allemands. Le village s'était mobilisé pour recueillir toutes ces épaves qui envahissaient leurs champs. Nous fûmes reçues et réconfortées par des Allemands (qui commençaient à comprendre), mais ils connaissaient très peu de mots de français, et nous n'étions guère plus riches en allemand. Après notre collation, ces Allemands nous conduisirent chez une femme qui avait prêté une grange pour nos abriter pour la nuit.
 
Au petit matin, bien réveillées cette fois, nous sortons dans la cour et, horreur, bondissant par-dessus le mur, une bande de Mongols arrivait sur nous ! Notre groupe (réduit à quatre) s'engouffra dans la rue opposée et nous allâmes le plus loin possible (par la suite, nous avons appris que plusieurs camarades avaient été violées par les Russes). Ces Russes, troupes de choc et d'attaque étaient en par­tie des Mongols, et comme dans toute guerre, les troupes de choc ont des privilèges.
 
Ainsi, quand nous étions sur le chemin du retour, en train de marchandises et fai­sant encore partie de la cohorte des femmes recueillies par les Américains, lors d'un arrêt assez long du train, un soldat noir américain me présente une boite de conserve. Je l'accepte tout naturellement, mais cinq minutes plus tard, il revient, toujours en armes, mais cette fois pour "profiter de son présent". Nous
étions pour lui la proie convoitée. Heureusement, un officier américain accourut bien vite à mon secours !!!
 
Donc, nous sommes seules maintenant sur la route, quatre seulement, Marie, Mercédès, Juliette et moi-même. Nous nous sentions bien seules, sans abri, affa­mées et la guerre continuait dans le coin, nous avons erré pendant deux jours et nous avons alors pensé que la région devait posséder aussi de prisonniers français. Nous avons battu la campagne pour chercher quelqu'un qui puisse nous aider.

17 Avril 1945
 
En fin d'après-midi nous eûmes le plaisir de connaître les quatre prisonniers qui nous recueillirent. Notre premier souvenir, celui de partager la gamelle pleine de macaronis de Georges (c'était sa ration du soir) et je sais plus quoi encore, car tout le temps que nous fûmes ensemble, nous partageâmes leur pitance et un de leurs domiciles. Nous étions maigres à faire peur, affublées de nos oripeaux, et leur pitié fut grande pour notre sort. Mais arrivées, installées chez les copains, nous nous sentîmes revivre. Tous les espoirs, tous les rêves nous étaient permis. Nous abusions même de leur gentillesse car je me mis en tête qu'ils devaient voler un cochonnet pour que Marie puisse nous le préparer à la mode du Poitou, et surtout nous faire des rillettes. Gentiment, ils s'exécutèrent, mais en réalité ils avaient acheté le cochonnet !
 
Nos vêtements étaient infects (nous portions les mêmes depuis si longtemps !) et ils furent brûlés. Aussi, ils nous firent inviter à goûter (de fameuses tartes) par leurs amies allemandes. Elles nous habillèrent de pied en cap, remplaçant les vestes et pulls qu'eux-mêmes nous avaient prêtés. Nous étions "normales" et comme nous commencions à prendre figure et ossature plus agréables à regarder, notre moral s'en ressentait. Mais on se battait toujours dans la région. Nous n'osions pas sortir du village, nous n'étions pas loin d'Orchatz, une grande ville. Du haut d'une butte, quand nous étions encore seules, nous avions dominé cette grande ville et ·décidé d'y aller quand, sur un haut bâtiment, nous vîmes un homme qui grimpait sur le toit. Il portait un drapeau russe et grande fut notre déception. Notre crainte d'être rapatriées par la Russie était fondée, car toutes les femmes ou prisonniers qu'ils ramassaient étaient d'abord renvoyés vers leurs arrières. Et automatiquement nous fuyions vers l'ouest.

1er Mai 1945
 
Mais quand nous-mêmes, le jour du premier Mai, nous nous mîmes en route en chariot et entourées de nos copains et d'autres rapatriés, nous arrivâmes sur la MULDE, où veillaient les sentinelles américaines. On laisse passer les hommes (tous en civil), quant à nous, les femmes, nous devions prendre une autre direction. Nous nous sentions abandonnées, seules à nouveau, et m'avançant vers la sentinelle amé­ ricaine, je lui expliquai notre cas. Malheureusement nous ne pouvions pas nous comprendre, mais je compris sa réponse : un coup de feu juste entre les deux jambes : Je comprenais que, même ragaillardies, nous la foutions mal ! On nous parqua dans un grand bâtiment. De ces jours d'errance sur les arrières de l'armée américaine, je ne garde que quelques souvenirs valables. Cela, du premier au vingt Mai.
...
Le 8 Mai, un grand bal fut organisé, les femmes réfugiées y étaient nombreuses, et dans la nuit on vint nous annoncer l'Armistice. Pour nous, nous reçûmes la nou­velle avec un certain détachement, car cela ne faisait que confirmer que la guerre était finie, ce que nous vivions depuis notre propre libération. Et le 20 Mai, enfin, un grand train se forma via Paris, et celui-là nous emmenait !

21 Mai 1945
 
Nous nous posions beaucoup de questions ! Comment allions nous retrouver les nôtres ? Mais à l'hôtel Lutécia nous pûmes téléphoner, prévenir Maman de notre arrivée et il nous tardait de prendre le train le soir même. Mais avant, nous fûmes prises en mains individuellement et remises sur pied: propreté, épouillage, vêtements de rechange et un billet de mille francs comme viatique.
 
Le 21 Mai nous prenions le train,
-André était de retour,

-Notre mère nous attendait à Perpignan

-Enfin nous étions réunis

L'enfer était fini pour nous quatre.

 
Si le retour de Mercédès, qui retrouva son mari, celui de Juliette et moi, qui retrouvions notre mère et la maison bien tenue grâce à elle et à notre cousine Gaby qui vint bravement se mettre aux cotés de notre mère après notre arrestation fut la fin du cauchemar, celui de Marie fut le plus dur car un nouveau calvaire commençait, celui d'attendre son mari. Ce qui lui donna un certain courage, ce fut de retrouver ses deux enfants. Car pendant l'absence de leurs parents, "ces deux petits" avaient grandi et mûri.
 
Je raconte notre captivité car je l'ai vécue, mais je ne peux pas raconter la vie de ceux qui, comme vous deux, Norbert et toi Ghislaine, attendiez notre retour. Je sais aussi que notre mère resta digne derrière son comptoir, s'étant juré que "personne ne la verrait pleurer". Mais son tourment devait pourtant être terrible car de ses six enfants, trois étaient au cimetière et trois en camp de concentration (André fut interné au camp de Rawaruska de sinistre mémoire).
 
Je sais aussi que vous deux, les enfants de Marie, restés seuls brutalement, sans père ni mère, vous avez vécu votre calvaire personnel, plus terrible même car au retour, votre père tant espéré ne fut pas au rendez-vous.
 
Vous aussi, par vos souffrances, vous avez payé un lourd tribut à la Résistance Clandestine. 
 
 
Marcelle PUJOL-MOLINS
 
 

Message qu'Octave Noquet est parvenu à écrire dans le train qui l'emmène  à Neuengamme et à jeter sur la voie :

De passage à Paris venant (...) direction inconnue, sans doute l'Allemagne. Je suis en bonne santé ainsi que les trois voisins. Marie et la voisine sont sans doute à Romainville (prison de Paris) depuis le 17 mai, à moins qu'elles ne soient depuis au Valdahon (Doubs). (...) ont reçu le premier colis de (...) rien depuis (...) faire du linge par des amis de Poiters à la Pierre levée. Je voudrais bien des nouvelles de Nobert et de vous. Bon baiser à tous (...)

Et au dos de son message, Octave Nocquet a ajouté : "Prière à la personne qui trouvera la présente de faire parvenir à Mme Coquilleau, 66 rue Albert, Paris 13e".

  • Carte jetée du train par Octave Nocquet à Paris 1944_01.jpg
  • Carte jetée du train par Octave Nocquet à Paris 1944_02.jpg